Les larmes des chinoises
Posté par ITgium le 24 mars 2009
Les récits jùn mǎ 俊 马, De François de la Chevalerie
Les larmes Dèng Lìjūn (Teresa Teng)
Au début des années 80, Teresa Teng est à son apogée, très renommée en Chine et au Japon.
C’est à cette époque qu’elle participe à un show télévisé.
Dans un décor plutôt fade, elle chante des chansons d’amour issues de son répertoire, la voix douce débordante de sensualité.
Le tour de chant terminé, l’animateur s’approche d’elle.
- Vous chantez des histoires fourmillantes de beaux sentiments mais avez-vous jamais connu seulement un amour malheureux ?
Brutalement, le visage de Dèng Lìjūn se glace d’effroi.
Elle reprend difficilement sa respiration, baisse légèrement la tête, les yeux fuyant.
Glisse une larme sur sa joue.
Une autre encore.
Elle pose délicatement sa main au visage, cherche à réprimer une soudaine tristesse.
Elle se ressaisit, replie son bras.
Elle fixe l’animateur, le visage désolé.
Ce dernier lui tend le micro.
Valse une autre larme sur son visage.
Un léger râle.
De nouveau, elle couvre son visage.
L’animateur recule. Par un geste de la main, il lui donne le temps de se reprendre.
Les yeux en détresse, Dèng Lìjūn se souvient d’un homme s’en allant à l’horizon, sa silhouette s’évanouissant bientôt sous un nuage de fumée.
Un amour malheureux dont Dèng Lìjūn dira bien plus tard qu’il ne l’a jamais quitté tout au long de sa vie telle une flamme éternelle laquelle se décomposant a dégénéré dans une insondable tristesse.
Les larmes de Suzhou
- Regarde Sylvie droit dans les yeux, proclame Jay. Lorsque s’annoncent ses larmes, tu assisteras alors au plus merveilleux spectacle qu’il m’a été donné de voir en Chine. Plus beau que la percée de l’automne dans la Vallée de Jiuzhaigou. Plus saisissant que la forêt d’Osmanthus à Guìlín. Plus imposant que la montagne Yulong à Lìjiāng. Plus impénétrable que le Tǎkèlāmǎgān Shāmò.
Le lendemain, j’invitais Sylvie à Suzhou, terre du lait et du miel.
Une journée du mois de juin, ensoleillée et paisible.
Pour l’occasion, Sylvie portait une robe blanche immaculée comme un hommage à la vie.
Sous le coude les romans de Lu Wenfu, nous avons arpenté les ruelles, enjambant les 160 ponts de la ville.
Le déjeuner venant, nous avons fait halte dans un restaurant traditionnel installé dans un vieux temple aux portes en bois rouge.
Dans une vaste salle, des familles chinoises au grand complet, fêtaient gaiement de véritables agapes.
Un chahut convivial, du bien être.
Sylvie pose son regard sur le menu, choisit les plats locaux, un Biluo Xiaren, un Xigua Ji et une soupe bien appétissante.
Le serveur prend la commande.
Soudain, un flot de larmes se répand sur son visage.
Qu’ai je fait pour lui suggérer une telle peine ?
Je cherche une réponse en l’observant intensément comme pour démêler les fils d’une histoire que je ne comprends pas.
Son visage chavire peu à peu dans une insondable tristesse.
Les larmes se répandent, bientôt occupent tout son visage.
Autour de nous, le silence.
Tous les regards se portent sur Sylvie, attendent un sourire.
Toutes les familles sont tétanisées par sa peine.
Désormais immobilisés, les serveurs retiennent leur souffle.
Je pose alors ma main sur son front.
S’accommode sur mon visage de la compassion.
Elle pleure toujours, des larmes en abondance sur ses joues.
Dans un élan, je lui murmure mon amour.
- Pourquoi pars-tu ce soir ? s’exclame-t-elle d’une voix ombragée. Peut être pour ne jamais revenir ?
Pour ma défense, je parle confusément, une volée de mots inaudibles.
Une urgence à l’autre bout du monde m’attend.
Un argumentaire dérisoire.
Une main se pose sur mon épaule.
Le Directeur du restaurant venu à la rescousse.
- Pourquoi faites vous pleurer votre amie ? demande-t-il.
- Qui êtes vous Monsieur pour faire tant mal à une si belle femme ? interpelle une vieille dame au visage centenaire.
- Quelle arrogance, cet homme là ! renchérit une autre dame.
- Ces yáng guǐ zi nous ont imposé naguère les traités inégaux, la déchéance de notre pays millénaire, ne voilà-t-il pas qu’ils poursuivent leur scélérate ambition avec nos femmes ! tonne cette fois une voix d’homme.
- Envoyez le dans un láodòng gǎizào ! Claironne un autre.
La salle applaudit, se gave d’un slogan : “Out of China!“
Je me lève alors.
Je me retire lentement à reculons, le regard fossilisé sur elle.
Cette fois, ses mains cachent son visage.
Ses cheveux arrosés de larmes.
Dans le restaurant, tous les regards se portent sur moi, entre condamnation et haine.
Maintenant dans la rue, j’appelle le premier taxi.
Direction, l’aéroport de Pudong.
D’un seul tenant.
Cette fois, une larme atteint mon visage.
Une pensée.
Comment puis je rester une seule seconde de plus en terre de Chine après avoir infligé une telle douleur à une femme ?
Les larmes de Sylvie lín jìng
Au cœur de la nuit, le téléphone bruit.
A dix mille kilomètres de distance, des appels sonnent dans le vide.
Nuit où l’idée de l’autre dévore, engloutit l’âme.
Nuit d’insomnie partagée entre colère et rage.
Nuit où l’on insulte l’improbable paire lointaine, coupable de tous les maux.
Hurlant, agonisant, les heures passant.
Se dévorant les mains, trépignant des pieds.
Il apparaît enfin, baillant, faisant part d’un dérangement.
Un mot, un mot de trop, traite de mot, déclenche le flot.
Les voilà, les larmes fuyant hasardeusement !
Telle une horde insensée, elles envahissent les joues, chahutent les oreilles.
Bientôt, elles abreuvent les lèvres.
Goût parfumé, légèrement salé.
Bouleversé, le visage se mue.
Les traits se tirent, Il se renferme.
Un air d’accablement.
Une volonté d’en découdre, d’anéantir l’autre, surtout soi même.
S’emmêle les blessures d’une vie bousculée, usée par les échecs, en passe d’être ratée.
Soudain des ombres : un père disparu trop tôt, une famille meurtrie, des disputes, des amants détalant.
Au quart de tour, le monde se voile
Une envie de mort vers la rambarde.
Des larmes encore, chaudes cette fois.
Un abandon, un soupir
La nuit aura tôt fait de s’emparer d’un sentiment dérisoire.
De Francois de la Chevalerie, janvier 2011